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l'exigeante
31 juillet 2020

Joyce Maynard, "Et Devant Moi Le Monde"

 

Joyce Maynard a 18 ans, en 1972, quand le New York Times publie son long article intitulé « Une fille de 18 ans se retourne sur sa vie ». Elle est en photo sur la couverture des pages magazine du journal : une toute jeune fille, en jean et baskets, avec une frange enfantine.

 

C’est une étudiante à Yale, une des universités américaines les plus prestigieuses ; elle écrit beaucoup, depuis son plus jeune âge ; mais elle joue également la comédie, dessine, et n’a pas forcément de projet précis.

 

Cet article qui est censé être un portrait de sa génération suscite une montagne de courrier, qu’on lui livre dans son dortoir sur le campus. Parmi toutes ces lettres, de très nombreuses propositions (pour des articles, des livres, des émissions de télévision), mais surtout une lettre de J. D. Salinger, l’auteur de L’Attrape-Cœur, qui vit reclus à une centaine kilomètres de là, et dont la vie secrète et retirée de tout a fait de lui un mythe de la littérature.

 

Flattée et pleine d’admiration, la jeune Joyce lui répond. S’ensuit une correspondance enflammée : Salinger lui dit qu’ils sont deux « Landsmen », lui prodigue conseils sur sa carrière et compliments sur son écriture, et bien sûr finit par lui donner rendez-vous. Joyce va donc passer un week-end chez un grand homme, un écrivain adulé de trente-cinq ans son aîné.

 

Bien évidemment elle en est amoureuse, fascinée par cet homme, son aura, et tout ce qu’elle découvre chez lui.

 

Leur liaison devient alors plus intense, et Joyce est contrainte d’abandonner la fac : Salinger « ne peut pas se passer d’elle », il la veut chez lui à Cornish, au fond d’un chemin de terre loin de tout… Il critique tout ce qu’elle peut voir et faire « dans le monde », il finit par critiquer ses parents et tous les gens qu’elle fréquente.

Il lui impose son mode de vie : la pratique de l’homéopathie, son régime alimentaire essentiellement crudivore et basé sur les légumes qu’il fait pousser.

Il lui impose des pratiques sexuelles qu’elle n’apprécie pas : elle raconte à un certain moment que lorsqu’elle lui prodigue une fellation, elle se force en se disant que tant qu’elle « fait ça », il ne la quittera jamais. (la pauvre petite innocente).

 

Pour finir, après l’avoir critiquée, rabaissée, humiliée, coupée de tout, après lui avoir infligé ses colères et son caractère ombrageux, il finit par la quitter, du jour au lendemain, alors qu’ils sont en vacances en Floride.

Joyce, désespérée, se voit rayée d’un trait de plume de la vie de cette homme qu’elle aime au-delà de tout.

 

Son livre Et Devant Moi Le Monde, écrit alors qu’elle a une quarantaine d’années et que sa fille aînée en a 18 et entre à l’université, raconte cet épisode de sa vie, et les vingt années qu’il lui faut pour regarder avec une certaine lucidité ce premier amour, ce « grand amour ».

 

 

J’ai beaucoup renâclé avant de lire ce livre. J’ai découvert Salinger sur le tard : j’ai lu L’attrape-Cœur  à l’âge adulte, et ça ne m’a pas beaucoup marquée. Mais lorsque j’ai rencontré la famille Glass à travers Franny & Zooey j’ai dévoré toutes ses nouvelles, et particulièrement celles autour cette famille, y compris celles qui ne sont pas traduites et qu’on ne trouve qu’en pdf sur l’internet.

 

J’éprouve un sentiment de proximité, de familiarité avec les enfants de cette familles, inadaptés au monde, décalés, trop sensibles, trop intéressés par la littérature, la spiritualité et l’art pour s’intéresser aux contingences matérielles du monde où ils vivent.

 

Et dans le portrait que dresse Joyce Maynard de Salinger, misanthrope et orthorexique, je peux également me reconnaître.

Mais Joyce Maynard parle également de sa vie à elle, après la rupture d’avec Salinger : son mariage, ses trois enfants, et la vie d’une mère qui doit écrire d’une main en soutenant de l’autre son bébé qui tête, qui fait des gâteaux de poupée ou joue au ballon dans le jardin, s’angoisse pour les factures à payer et ne réalise même pas qu’elle n’a plus le moindre espace pour sa propre vie intérieure…

 

Ce livre n’est qu’une histoire individuelle, et Joyce Maynard n’en tire aucune généralité : elle essaie d’expliquer en quoi la vie qu’elle a menée avant la fac (avec des parents intellectuels mais fauchés, un père alcoolique et une mère à la carrière brisée par la maternité qui a reporté toutes ses ambitions sur ses filles) l’a conduite à être une proie facile pour Salinger.

Mais ce qui m’intéresse, au-delà de son cas individuel, c’est un schéma récurrent : la femme très jeune, avec l’homme beaucoup plus âgé. La jeune femme insécure avec l’homme qui a tout lu, qui sait tout et qui lui montre le chemin. Salinger est un pervers narcissique si on veut, mais des histoires comme celle de Joyce Maynard il y en a plein les livres, plein les journaux, plein les maisons.

 

Des étudiantes brillantes qui finissent par faire un enfant au lieu d’une thèse. Des jeunes femmes éduquées et ouvertes qui s’enferment dans le rôle de servante, de bobonne au foyer. Des femmes pleines d’avenir qui abandonnent tout pour n’être que « la femme de ». D’un homme souvent plus âgé, plus puissant, qui prend plus de place.

 

Joyce Maynard est majeure au moment où elle part vivre chez Salinger, mais qu’est-ce que ça change vraiment, par rapport à l’histoire de Vanessa Springora avec Matzneff ? 14 ou 18 ans, quand le Grand Écrivain daigne poser ses yeux sur vous ? Qu’il dit qu’il vous aime, qu’il ne peut pas vivre sans vous ? Qu’il a 30 ou 40 ans de plus que vous ?

 

Lu sans aucun plaisir littéraire (le livre n’est pas particulièrement bien écrit, les anecdotes se succèdent les unes après les autres comme dans une rédaction d’élève de collège qui raconterait ses vacances), mais littéralement dévoré, ce livre est une pièce de plus dans la fresque gigantesque de la domination masculine.
Il me laisse plein de questions. Comment élever une fille qui soit assez sûre d’elle, assez autonome, pour ne pas accepter de se soumettre à un homme ? Comment élever un garçon qui ne soit pas obnubilé par son confort domestique et sexuel, et prêt à tout pour obtenir satisfaction ? Qui ne considère pas qu’avoir auprès de lui une femme qui réponde à ses besoins soit « normal » ?

Quels modèles de couples nos adolescents ont-ils autour d’eux ? De fonctionnement familiaux ? J’ai écouté récemment un épisode du podcast « les couilles sur la table », sur le couple justement. Et le spécialiste invité (un sociologue?) disait que selon lui, au rythme où nous allons, l’égalité au sein du couple, au regard simplement des tâches ménagères, ne serait effective que dans plusieurs centaines d’années.

 

Comme je pense que, d’ici là, nous aurons bien d’autres problèmes à traiter, tout ça mis bout à bout me donne juste envie de m’exiler à Cornish, de manger des graines de tournesol et des courges du jardin, de ne parler à personne d’extérieur, mais bien sûr d’avoir auprès de moi un homme entièrement soumis, qui prépare mes repas, m’accompagne dans mes promenades, m’écoute pérorer, me laisse travailler ou méditer en me déchargeant de toutes les contingences matérielles, et soit disponible sexuellement pour me satisfaire, quand et si j’en ai envie.

 

Mais bizarrement, ce type de fonctionnement, je ne l’ai jamais repéré nulle part, ni en vrai ni dans la littérature.

 

Si vous avez des exemples, surtout, faites-moi signe.

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