Yoga (sans yogourt)
Le "dernier" Carrère, donc.
J'aime passionnément cet écrivain, il me touche, me bouleverse à chaque livre ou presque...
... et je ne vais pas être originale car toutes les critiques que j'aperçois disent la même chose, mais je vais le dire quand même : jamais comme cette fois...
Carrère parle de lui, intimement, alors je vais faire la même chose sur ce blog qui n'est ni vraiment un blog-livres par son manque d'exhaustivité ni surtout un blog-journal parce que, je vais parler de moi en faisant semblant de raconter le livre de Carrère...
J'ai démarré mon "histoire" avec Carrère en 2009 avec D'autres vies que la mienne, qui raconte la naissance de son couple, au milieu de plusieurs tragédies.
Dix ans plus tard, dans ce Yoga, on assiste à la fin de cette parenthèse heureuse de dix ans, passés auprès d'une femme qu'il aime et de leur petite fille.
Les attentats de 2015, une liaison extra-conjugale, une profonde dépression qui le conduit à l'hôpital Sainte Anne pendant plusieurs mois, et la rupture avec Hélène en filigrane, dont on ne sait pas exactement si elle est la cause ou la conséquence de sa maladie, constituent une première partie de ce récit.
Longue descente aux enfers, racontée depuis l'autre rive par un homme de presque soixante ans avec assez de recul et d'auto-dérision pour former une espèce de viatique... Carrère, heureux et le sachant, est lui-même l'artisan de son malheur : bipolaire (mais, comme il le dit, pas le genre de bipolaire qui va acheter des Ferrari ou danser nu dans la rue lors des phases maniaques), il s'ingénie à détruire d'une main ce qu'il a construit de l'autre. Il parle du yoga, ou plus généralement de toutes sortes de pratiques corporelles et spirituelles qu'il a abordées, du tai-chi à la méditation, il est une sorte de "théoricien" de l'apaisement et du détachement recherchés par ces philosophies bouddhistes, mais lui-même est tout sauf apaisé et détaché.
La première partie, sombre et humide comme le Morvan en janvier où s'ouvre le roman, et où se déroule son premier stage de Vipassana, laisse place à une deuxième partie estivale et solaire, en Grèce. Un peu par hasard, Carrère, sorti de l'hôpital, sur la voix de la guérison, se retrouve sur l'île de Léros en pleine "crise des réfugiés". Accompagné par une américaine délaissée par son compagnon, il propose des ateliers d'écriture à quatre adolescents afghans.
Carrère le répète, il n'a jamais réellement connu le "malheur ordinaire", les deuils, la misère : son malheur à lui est entièrement névrotique. En fréquentant ces enfants dénués de tout, en apprenant petit à petit leur histoire, en écoutant le récit de leurs voyages cachés dans la soute d'un car, de leur traversée de la Méditerranée sur un zodiaque, en les voyant là, échoués, en accompagnant ces garçons, en s'attachant à eux, petit à petit la vie revient en lui, sans grandiloquence, sans grandes théories métaphysiques.
Le roman s'achève d'une façon qui me parle énormément, l'auteur/narrateur a rencontré une femme "qu'il commence à aimer et qui commence à l'aimer", dit-il. Cette femme pratique le yoga, "pas du yoga solennel, pas du yoga méditatif voué à l'extinction des vritti, à la sortie du samsara ou à construire sur la durée d'une vie un état de quiétude et d'émerveillement. Pas le yoga auquel je pensais consacrer ce livre en expliquant gravement qu'il ne faut pas le confondre avec une vulgaire gymnastique, mais celui que pratiquent partout dans le monde des jeunes femmes qui comme elle trouvent que c'est une merveilleuse gymnastique et qui n'ont que faire de Patanjali et qui n'ont nulle envie de sortir du samsara parce que le samsara ça s'appelle aussi la vie et que, contrairement à ce que disent Patanjali et les siens, la vie, c'est bien. Pas que, évidemment, mais bien."
... et ça résume tout ce que je pense du yoga, de la méditation et de toutes les pratiques spirituelles orientales, qui visent à la "paix intérieure", à avoir un intérieur aussi calme que la surface d'un lac, à se débarrasser des "passions"... Non, franchement, ça ne m'attire pas du tout, une vie intérieure paisible et calme comme la surface d'un lac. J'ai pas envie d'être constamment ballotée dans la tempête non plus. Mais jouer dans les vagues c'est quand même le plus agréable.