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l'exigeante
22 mars 2015

Bégaudeau

begaudeaupolitesse

Bien longtemps que je n'ai rien écrit ici, et plus longtemps encore que je n'ai rien écrit sur un auteur français.

 

 

L'auteur français en question, c'est François Bégaudeau. Tout le monde l'a découvert il y a quelques années, avec "Entre les murs", non pas le roman éponyme mais surtout le film qui en a été tiré. Comme souvent quand tout le monde parle d'un livre, ou d'un film, je m'en désintéresse... Pourtant j'ai fini par le lire, dix ans après tout le monde : il était sorti en poche, la thématique me parlait forcément. C'était il y a deux ans je crois, et ça a été une vraie découverte : le genre de livre dont je me dis "voilà, c'est comme ça que je voudrais écrire, c'est ça que je voudrais raconter, de cette façon-là".
Bien sûr l'identification marche à fond, mais pas seulement : j'ai aimé sa façon d'écrire, les phrases sans le moindre "gras", les descriptions presque factuelles, sans émotion ni psychologie, mais pourtant qui nous laissent sentir les émotions, le point de vue, du narrateur.

Et cette année j'ai lu trois ouvrages de lui : "Tu seras écrivain mon fils", trouvé chez le bouquiniste, un petit recueuil sarcastique sur le statut de l'Auteur, de l'Écrivain, en France aujourd'hui; livre qui m'a amusée et divertie, j'ai toujours une certaine tendresse pour ceux qui crachent dans la soupe; "Deux singes ou ma vie politique", son autobiographie, et "La politesse", ce dernier sitôt sorti, sitôt acheté, sitôt dévoré.

J'ai eu envie de parler de "Deux Singes", parce qu'en le lisant là encore l'identification a fonctionné à plein : Bégaudeau et moi sommes nés au cours de la même décennie (lui au début, moi à la fin, je tiens à le préciser !!), dans la même région. Nous avons grandi dans la même ville, avons développé une même conscience politique, avons été élevés par des parents fonctionnaires de gauche. Mais au-delà du plaisir de reconnaître des lieux, des situations, des personnages (par exemple, pendant mes années au lycée Clemenceau, j'ai passé de longues heures avec quelques camarades au café, à écouter parler une jeune femme, militante de LO, qui venait recruter de futurs adhérents. Pour nous, c'était plus une occasion de refaire le monde autour d'un café, et aucun de nous ne s'est jamais encarté à LO, mais c'était le but de cette femme je pense. Et Bégaudeau raconte la même scène, une jeune militante qui fait la sortie des lycées...), il y a la jubilation de son regard sur lui-même, regard peu amène, plein d'auto-dérision et d'ironie : "Il n'y a pas de continuité entre ma soit-disant sensibilité et la passion politique. Si la compassion pour un affamé se traduisait automatiquement en énergie révolutionnaire, les manifs seraient moins clairsemées, bolchévik ne voudrait pas dire minoritaire, je serais un cow-boy moins solitaire, un colley moins vagabond.
Autre chose se joue. [...] Une disposition qui fait de moi le pigeon idéal pour tomber dans la passion politique. Nous l'avons entrevue. Nous la révélons intégralement à la ligne suivante.
C'est l'envie de l'ouvrir.
L'envie d'ouvrir ma gueule que j'ai grande."

... et donc, "La Politesse".

"La Politesse" est un livre en trois parties. Les deux premières font un peu ce que faisait "Entre Les Murs", une description factuelle, à la première personne, d'un environnement répétitif et décourageant. Non plus le collège, l'enseignement; mais la vie d'un auteur professionnel : interviews, passages à la télé, à la radio, et surtout multiples salons du livre, foires du livre, rencontre avec des lecteurs dans des librairies, des médiathèques, etc.

L'écrivain-narrateur ne dispose pas d'une très grande notoriété (on lui demande sans cesse "où est Foenkinos", on lui réclame un autographe "Emmanuel Carrère", et quand une fois quelqu'un court après lui en l'appelant par son nom, c'est pour lui rendre sa carte de bus tombée de sa poche); les lecteurs qui viennent à sa rencontre sont rarement vraiment des lecteurs; tout au plus achètent-ils son livre par défaut. Mais surtout les professionnels "du livre", les gens qui "vivent" des écrivains (journalistes, organisateurs et animateurs de ces multiples rencontres, adjoints à la culture), sont montrés comme totalement ignorants du contenu des livres de l'auteur.
La scène qui m'a fait le plus rire, celle qui m'a fait cracher mon germacafé quand je l'ai lue, c'est celle où le narrateur-écrivain est invité à Nantes pour y parler d'un de ses livres. Or, (je l'ai dit plus haut faut suivre), Nantes est la ville où il a grandi et fait ses études, et il le raconte en détail dans "Deux singes ou ma vie politique". Par trois fois, les nantais qui l'invitent pour qu'il parle de son livre semblent découvrir ce fait...


"Elle a une petite voix vaincue sans gloire par le moteur sous lequel j'entends Vous êtes déjà venu à Nantes ?
-Ben oui.
-À quelle occasion ?
- J'y ai habité de 77 à 95.
- Ah d'accord, vous étiez à quel collège ?
-Jules-Verne.
-Comme ma nièce ! Et à quel lycée ?
- Jules-Verne.
-Comme ma nièce !
Par tact ou par mépris je tais qu'un quart de mon dernier livre embrasse mes années collège-lycée à Jules-Verne. (...) Le roman retrospectif est sorti il y a trois mois. Cela fait 437 pages divisées par 90 égal 5 pages par jour."

"Une adjointe à la culture me souhaite la bienvenue à Nantes vous connaissez ?
- J'y ai habité dix-huit ans.
- Ah bon ? On associe tellement écrivain et Paris.

- Genre Kafka.
- Ou d'autres !"

et

"Sur le lino traine un valet de trèfle dont l’orientation diagonale pointe la ZAD de Notre-dame-des-Landes. Elle est là à portée de pieds. Un pas de côté et nous y serions. Au lieu de quoi un journaliste régional juste arrivé sollicite une interview. Légère, l’interview, car leur supplément week-end entend éviter les sujets anxiogènes. En l’espèce, anxiogène veut dire compliqué veut dire que nous ne parlerons pas de livres. Il a vu sur Wikipedia que j’avais passé des années à Nantes, quels souvenirs j’en garde ?
-Ceux que j’ai racontés dans mon dernier livre.
-Il s’appelle comment ?
-Parmi vous j’aurai peu joui."

 

Mais ces deux premières parties, où on retrouve le ton sec et caustique de Bégaudeau, ne nous apprennent finalement pas grand-chose sur le monde comme il va : les journalistes se foutent des artistes qu'ils invitent, on s'en doutait; ils ne les laissent jamais parler, ils ne lisent pas leurs livres, on le savait; les auteurs sont torturés entre l'envie d'être lus, d'être vus, d'être reconnus, et le besoin d'authenticité, et entre les deux le chemin est étroit, Bégaudeau n'est pas le premier à le dire, à l'exprimer.

Ce qui rend ce livre vraiment unique à mes yeux, c'est la troisième partie. Les deux premières se déroulent en 2013; la troisième, en 2023. Nous sommes en France, dans une société "post". Post quoi ? Post-culture, post-famille, post-capitalisme. On y découvre une utopie, dans laquelle l'allocation universelle permet à chacun de décider s'il veut travailler ou pas, et comment. Dans laquelle les projets locaux sont pris en main par ceux qui se contentaient avant d'y travailler : les SCOP, les "zones" comme la ZAD de ND des Landes, les éco-villages co-construits, l'habitat groupé...
De ce fait, le système "commercial" autour de la littérature n'a plus de sens, plus d'existence. Et de ce fait aussi, les auteurs n'existent plus en tant que personnages, leur ego est passé à la trape, ne restent que les livres, les textes. Les textes peuvent être co-écrits, mais surtout, les textes sont lus. Lus avec attention, disséqués, étudiés, discutés avec passion par des gens qui se moquent bien de savoir "où est Foenkinos", mais qui se demandent pourquoi utiliser telle figure de style à telle page, ce qu'apporte tel mot ou telle idée au texte.

Cette troisième partie m'évoque un peu le roman de Lola Laffont, "Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s'annonce". Lola Laffont est bien sûr beaucoup plus sombre et "sérieuse" que Bégaudeau qui semble toujours sur le ton de l'ironie, même lorsqu'il décrit cette société idéale, mais je retrouve ce même rejet d'une société qui ne fonctionne plus, cette même aspiration à "autre chose", à un fonctionnement qui aurait vraiment du sens pour chacun, où les "choses" elles-même seraient au centre, et pas seulement l'image, la communication autour de ces choses.

Peut-être parce que je suis moi-même dans une attente d'un changement de société dans le sens décrit par le livre (revenu universel, pour commencer; vraie démocratie, l'un n'allant pas sans l'autre probablement) j'ai l'impression que petit à petit l'idée "fait son chemin". Dans la littérature aussi.
Alors j'adorerais vraiment, que Bégaudeau soit invité à une heure de grande écoute dans une émission pour parler, en détail, de son livre, mais aussi de sa vision du monde, de sa fameuse troisième partie. J'aimerais qu'un journaliste intelligent, bienveillant, l'ayant lu, le laisse parler, et lui pose les bonnes questions. (est-ce trop demander ??)

On croise même la figure de Franck Lepage dans cette troisième partie, l'auteur des conférences gesticulées "Inculture", passionnantes et à voir d'urgence si vous ne les connaissez pas encore...

Quelques phrases de la troisième partie :

"Autour de 2010, ce qu'on appelait gouvernement, secondé avec zèle par les autorités locales, avait accéléré le projet trentenaire d'un aéroport sur ce site. C'était le temps où la participation non négligeable aux suffrages censitaires conférait aux élus une certaine légitimité, renforcée par le monopole de la violence légale qu'il était difficile et incertain de lui contester."

"Nous avons imaginé une convivialité qui soit, plutôt qu'un baume sur la vivifiante rudesse de l'existence, la garantie que celle-ci ne soit pas régurgitée en ressentiment.
  Son verbe net le rendait aussi attirant et effrayant que quiconque donne l'impression de savoir pourquoi il vit".

"Écoutons ce que nos corps réclament.
Comme trente siècle de négativité ne s'oublient pas en deux heures, il leur est d'abord apparu ce qu'ils ne voulaient pas. Ils ne voulaient pas de cours de piano. Ils ne voulaient pas de tu vois ça là-bas c'est la Grande Ourse. Ils ne voulaient pas de jeux éducatifs. Ils ne voulaient pas monnayer en savoir ce qu'ils savaient.
Ils voulaient une ferme.
Une ferme dont ils s'occuperaient comme des grands, et dès lors grands n'aurait aucun sens".

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